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Les origines des katas du karate-do Shotokan

(Par Olivier Lacroze, Copyright 2006) Télécharger le pdf

Professeur d’histoire-géographie et professeur de karaté dans notre club, Olivier Lacroze nous présente les « Origines des katas du karaté Shotokan », à travers leurs origines, les personnages qui les ont influencés et finalement, comment ils sont arrivés jusqu’à nous.Les katas font partie de notre pratique quotidienne du karatedo. Ils constituent pour nous un riche réservoir de techniques et d’enchaînements. Pourtant nous avons rarement le temps de nous pencher sur leur histoire pendant nos entraînements. Pourtant celle-ci est très riche et nous apprend beaucoup sur l’évolution de notre art martial. Nous allons donc étudier l’histoire des katas de l’école Shotokan à travers une petite synthèse de quelques ouvrages.

I.Des origines anciennes : la Chine et Okinawa

1) De la Chine à Okinawa :

L’île d’Okinawa (Ryu Kyu) est certes la patrie du karatedo mais elle a subi l’influence de son puissant voisin, la Chine, pendant plusieurs siècles. Cette influence est présente dans les katas.

Tout d’abord le roi d’Okinawa était le vassal de l’empereur de Chine depuis le XIV° siècle. Ainsi à chaque nouvelle accession au trône une délégation chinoise était envoyée sur l’île pour recevoir un tribut de la part du nouveau roi.
Selon des chroniques d’Okinawa, en 1683 il semble qu’un des chefs de la délégation portait le nom de Wanshû. Ce nom est aussi celui d’un kata dans les styles Wado ryu, Shito ryu et Shorin ryu. Pour le shotokan il s’agit du kata Empi.
De même d’après le « Journal d’Ôshima » rédigé en 1762 par un officier d’Okinawa, un expert de boxe chinoise du style du Nord nommé Kushanku ou Kosokun aurait fait partie de la délégation à cette période. Cet expert aurait séjourné dans un village réservé à la communauté chinoise nommé Kumemura et aurait transmis un kata à deux élèves okinawaïens. Le kata Kushanku ou Kosokun existe dans plusieurs styles et correspond au Kanku originel. Ce village a pu accueillir d’autres experts susceptibles de transmettre leur savoir dans l’île.
A ces liens politiques s’ajoutent des liens commerciaux, puisque des marchands d’Okinawa ont créé plusieurs comptoirs commerciaux en Chine. Ainsi plusieurs personnalités majeures du karate d’Okinawa ont fait des séjours réguliers en Chine ; c’est le cas de Matsumura Sokon dont nous reparlerons plus loin.

Ensuite nous pouvons trouver des traces de l’influence chinoise à l’intérieur même des katas. C’est le cas avec le kamae (1) constitué par le poing droit recouvert par la main gauche, les pouces tournés vers soi (appelé Jiaï gamae ou Jiaï-no-kamae) que l’on retrouve au début des katas Jion, Jiin et Jitte, dans Bassaï Daï (cette fois les mains positionnées vers le bas) ou à la fin de Chinte. On le retrouve comme salut rituel dans la boxe chinoise dans laquelle il est nommé Jing Li : il peut représenter le Yin et le Yang unis ou la rencontre du Soleil (poing fermé) avec la Lune (main ouverte). Il fut aussi le signe de reconnaissance de la rébellion des Ming contre les Mandchous en Chine en 1644.
De la même façon le kamae d’ouverture de Kanku Daï, les mains placées en triangle par le contact des pouces et index, bras tendus vers le bas en avant du bas-ventre, se retrouve dans des saluts de boxe chinoise. Il symboliserait alors la fleur de lotus qui représente en Chine la pureté du cœur.
Enfin le cas du kata Gankaku semble aussi très intéressant. Celui-ci portait à Okinawa le nom de Chinto et aurait été transmis par un expert chinois portant ce nom. Il se caractérise notamment par une position sur une jambe appelée Tsuruashi dachi (Tsuru signifie héron) ou Sagiashi dachi : le cou du pied levé se loge dans le creux poplité du genou de la jambe d’appui légèrement fléchie. Cette position imite le héron ou la grue qui se tiennent sur une patte et n’est pas sans rappeler les positions du Bai-he-quan ou boxe de la grue blanche, qui est un style de boxe de la Chine du Sud.

2)Quelques personnages déterminants pour l’évolution des katas :

Tout d’abord il faut rappeler qu’il existe trois styles d’arts de combat sur l’île d’Okinawa.
Le Naha-te est le plus proche des styles de combat chinois du Sud, il est nommé Shorei ryu au XIX° siècle et il est à l’origine du karaté Goju ryu. Le Shuri-te est plus proche des stylesde combat de Chine du Nord et devient le Shorin ryu au XIX° siècle, il est à l’origine du karate Shotokan de Gichin Funakoshi. Le Tomari-te est un style proche du Shuri-te avec lequel il a fusionné au XIX° siècle pour former le Shorin ryu.

* Matsumura Sokon (1809 ?)– 1902 ?) :
Connu comme garde du corps de trois rois d’Okinawa, il est considéré comme l’initiateur du Shorin ryu. Il enseignait des katas tels que Naihanchi (nom ancien de Tekki), Chinto (Gankaku), Passaï (Bassaï) dont il serait le créateur ou l’interprète d’une version chinoise, Seisan (Hangetsu) qu’il aurait rapporté de Chine, Kushanku (Kanku), Gojushiho, Chanan (kata aujourd’hui disparu) et Hakutsuru qui n’a pas été transmis dans le Shotokan. Matsumura Sokon a vraisemblablement été l’élève d’un expert chinois installé à Okinawa mais a aussi appris la méthode de kenjutsu (2) Jigen ryu développée par le clan japonais Satsuma. L’influence chinoise était donc bien présente dans les katas qu’il enseignait mais il a certainement apporté des interprétations personnelles qui ont marqué la forme de ces katas.

* Itosu Anko (1832-1916) « le pédagogue » :
C’est un fonctionnaire de la cour du Roi d’Okinawa et un élève de Matsumura Sokon. C’est lui qui introduit la pratique du Shuri Te dans les programmes d’éducation physique des écoles d’Okinawa à la fin du XIX° siècle.
Dans cette optique il a réalisé un travail de codification et de simplification des katas.
Ainsi il est le créateur en 1905 des katas Pinan (Heian) à partir de Kushanku et Passaï. Il voulait donner à son karaté une image plus éducative et ces katas constituaient une approche idéale pour les débutants. D’ailleurs la 1ère forme des katas Pinan codifiés par Itosu se pratiquait main ouverte, progressivement ces katas ont été enseignés avec les poings fermés afin d’éviter les blessures et certainement pour se rapprocher de la boxe occidentale. Cela permettait ainsi de satisfaire les goûts de modernité des Japonais de l’époque.
De la même façon Itosu est à l’origine de la création des 3 Naifanchi (Tekki) à partir d’un seul Naifanchi, de 3 Kushanku (Kushanku Daï, Sho et Shiho) à partir de l’unique Kushanku, de 3 Rohaï (Meikyo) et de 2 Passaï(Passaï Dai et Passaï Sho).
Itosu enseignait aussi Chinto (Gankaku), Chinte, Gojushiho, Jion, Jitte, Seishan (Hangetsu) et Wanshu (Empi).
Les modifications qu’il a apportées aux katas lui ont valu de nombreuses critiques. Ses élèves Kentsu Yabu et Chomo Hanashiro semblent ne pas avoir accepté toutes les transformations et surtout la disparition du sens martial de ces katas. Ceux-ci étaient chargés d’enseigner l’éducation physique et donc le karaté dans des écoles et lycées d’Okinawa et il semblerait qu’ils enseignaient malgré tout la forme éducative à la grande masse des élèves, réservant les formes plus martiales à quelques initiés.

II.D’Okinawa au Japon : apports et transformations

1) Gichin Funakohi : le lien entre Okinawa et le Japon

Instituteur issu d’une famille de la petite noblesse d’Okinawa, il apprit le Shuri Te auprès de 2 maîtres : Anko Azato et Anko Itosu.
A la suite de plusieurs démonstrations pleines de succés, Gichin Funakoshi décide de s’installer au Japon à partir de 1922. Il va lors faire tout ce qui lui est possible pour promouvoir au Japon son art de combat venu d’Okinawa.
Les katas vont jouer un grand rôle dans cette transmission du karaté. Ainsi en juin 1922, lors d’une démonstration dans l’école de Judo du Kodokan devant le fondateur maître Jigoro Kano, Gichin Funakoshi présente le kata Kushanku Daï tandis qu’un de ses élèves exécute Naihanchi Shodan. La démonstration se poursuivit par l’application des techniques des 2 katas.
L’enseignement prodigué par maître Funakoshi était essentiellement basé sur l’apprentissage des katas et de leurs bunkaï(applications). Il n’a d’abord retenu dans son enseignement que 15 katas : les 5 Pinan, les 3 Naihanchi, Kushanku, Passaï, Jion, Jitte, Wanshu, Seishan, Chinto.
Au début des années 1930, Gichin Funakoshi transforme les noms des katas en utilisant des idéogrammes japonais au lieu des idéogrammes chinois. Cela a permis de faire correspondre chaque nom à une image symbolique mais aussi d’intégrer le karaté à la culture japonaise puisque tout ce qui venait de Chine était mal vu dans cette période très nationaliste de l’entre deux guerres.
Pinan devient Heian : « Paix et tranquilité ». Passaï devient Bassaï : « Traverser la forteresse ».
Naihanchi est devenu Tekki : « Cavalier de fer ». Pour Kushanku c’est Kanku : « Regarder le ciel/le vide ». Jion s’écrit avec un idéogramme reprenant le nom d’un temple bouddhique.
Jitte signifie « Dix mains » avec l’idée de 10 adversaires, un autre explication serait que la position Yama Gamae caractéristique de ce kata évoque apparemment l’idéogramme du chiffre 10 ou que cette position ressemble à la forme du saï, arme du kobudo d’Okinawa qui est aussi appelée Jitte.
Wanshû devient Empi c’est à dire « le vol de l’hirondelle » car la vitesse, les pivots, les montées et descente du centre de gravité évoquent cet oiseau en vol.
Chinto devient Gankaku « la grue sur le rocher » à cause de la position Tsuruashi dachi ou Sagiashi dachi sur une jambe caractéristique de ce kata et qui rappelle la position de la grue .
Seishan est devenu Hangetsu « demi-lune » à cause du déplacement en position Hangetsu dachi pendant lequel le pied effectue un mouvement de demi-cercle en avançant.

D’autres katas vont progressivement s’ajouter à son enseignement :
-les formes courtes de Kanku et Bassaï : Kanku Sho et Bassaï Sho.
Rohaï, qui devient alors Meikyo qui peut signifier « nettoyer le miroir », « miroir clair » ou encore « danse du miroir ».
Chinte, « main calme » ou « main rare »(dans le sens de main cachée). Il fut un temps appelé Soin ou Shoin
Jiin appelé dans un premier temps Shokyo. Son nom semble faire référence à la compassion et à la bonté ou à un temple bouddhiste.
Wankan : « la couronne royale »

2) Yoshitaka Funakoshi :

Le 3° fils de Gichin Funakoshi a joué un rôle important sur le plan des évolutions techniques du Shotokan notamment en abaissant les positions, en développant des attaques plus longues telles que des coups de pieds circulaires. Son karaté se rapproche d’avantage de celui d’Anko Azato que de celui d’Itosu, les maîtres de son père.
D’après Masatoshi Nakayama (3), Gichin Funakoshi a envoyé à plusieurs reprises son fils Yoshitaka sur l’île d’Okinawa pour y apprendre de nouveaux katas. D’ailleurs dans son livre Karatedo Nyumon (4) Gichin Funakoshi raconte avoir reçu une lettre d’un vieil okinawaïen lui expliquant qu’il voulait lui transmettre un kata qu’il n’avait jamais enseigné à quiconque.
Ce fut donc Yoshitaka qui fut chargé de recueillir ce kata. Lorsqu’il le reçut chez lui, le vieil homme boucla portes et fenêtres avant de lui enseigner le kata. Le kata enfin dévoilé le vieil homme déclara qu’il pouvait enfin mourir en paix. Il lui expliqua aussi qu’il avait été harcelé par un homme qui voulait absolument apprendre ce kata et auquel il avait finalement montré une forme incomplète. Comme le fait judicieusement remarquer Gichin Funakoshi cela peut permettre d’expliquer les variations qui peuvent exister pour un même kata. De la même façon il note que la transmission peut toujours être altérée par une mauvaise compréhension de la part de l’élève.
Ce kata appris par Yoshitaka est peut-être Sochin puisque ce dernier l’a introduit dans le Shotokan japonais. Il l’aurait en fait créé à partir d’une version okinawaïenne de l’école de Niigaki (expert du Tomari-te). Ce kata a porté un temps le nom de Hakko avant d’être baptisé Sochin « Force(So) tranquille(Chin) ».
Yoshitaka est aussi à l’origine de modifications à l’intérieur des katas. Par exemple dans le kata Kanku Sho, tout en respectant le rythme et l’embusen (5) transmis par son père, il introduit dans la dernière phase du kata un saut avec mikazuki geri et ushiro geri en retombant.
Enfin il est à l’origine de la création des 3 premiers katas Taikokyu. Ce sont des katas de formation physique mais ils correspondent aussi à la volonté de Yoshitaka de pratiquer un karatedo dépouillé de toutes fioritures, de le réduire à sa plus simple expression à travers des techniques simples et efficaces. Le mot Taikokyu signifie d’ailleurs  » efficacité totale ou ultime « .

3)La fixation des katas du style Shotokan :

Cette fixation est en grande partie l’œuvre de Masatoshi Nakayama, fondateur de la Japan Karate Association (J.K.A).
Il a tout d’abord repris les 15 katas de Gichin Funakoshi ainsi que les apports de Yoshitaka Funakoshi.
Il a ensuite réintroduit Nijushiho (« 24 pas ») et Gojushiho (« 54 pas », appelé d’abord Hotaku, « Pic vert », à cause de certains mouvements répétés qui rappellent cet oiseau), qu’il indique avoir appris auprès du fondateur de l’école Shito ryu Kenwa Mabuni. Ce kata se nomme aussi Niseishi en Shito ryu. Ce kata tire ses origines de l’école de Niigaki tout comme Sochin. Harry Cook indique pourtant que Nijushiho et Gojushiho étaient déjà connus des pratiquants de karatedo Shotokan dès 1922 puisqu’ils sont cités dans le premier ouvrage de Gichin Funakoshi « Ryûkyû Kempô Karate » publié à cette date. Ils sont encore présentés dans un ouvrage de 1930 « Kempô Gaisetsu » publié par des karatékas de l’université de Tokyo (Nisaburo Miki et Mizuho Mutsu). On retrouve Nijushiho exécuté par des karatékas de l’université de Keio dans un film probablement tourné en 1932. En 1933 Mizuho Mutsu inclut ces katas dans un autre ouvrage intitulé « Karate Kempô ». Aucune explication à leur disparition temporaire n’a été trouvée jusqu’à présent.
Masatoshi Nakayama est peut-être aussi à l’origine de l’introduction du kata Unsu (« Main en nuage ») lui aussi issu de l’école de Niigaki.
Enfin il est l’organisateur des premières compétitions kata peu après la mort de Gichin Funakoshi.

En conclusion :
Il semble difficile de retrouver les origines les plus anciennes des katas que ce soit pour le style Shotokan ou pour les autres styles. Au mieux nous pouvons remonter au XIX° siècle pour des témoignages précis pour les périodes antérieures nous ne pouvons qu’essayer d’interpréter des récits légendaires.
Malgré tout l’origine chinoise de la plupart des katas du karate d’Okinawa ne semble pas faire de doute.
Au-delà de cette constatation nous pouvons penser que chaque professeur ou maître a pu apporter sa propre touche à chacun des katas, parfois par son interprétation ou sa propre réflexion mais aussi par une mauvaise compréhension. La transmission uniquement orale et visuelle des katas peut expliquer de tels phénomènes.
Même s’ils sont pour nous une référence et un vecteur de transmission des techniques, il faut accepter l’idée que les katas n’ont jamais eu une forme unique et fixée pour toujours.

Bibliographie recommandée sur le sujet :
* Cook Harry, La grande histoire du karaté Shotokan, Budo éditions, 2004
* Habersetzer Gabrielle et Roland, Encyclopédie des arts martiaux de l’extrème orient, Editions Amphora, 2000
* Tokitsu Kenji, L’histoire du karaté-do, Editions EM, 2003

(1) Kamae (ou gamae) : mot japonais désignant la garde d’un combattant .
(2) kenjutsu : technique du combat au sabre
(3) Harry Cook, La grande histoire du karaté Shotokan, Budo éditions, 2004
(4) Gichin Funakoshi, Karatedo Nyumon, Budo éditions, 2000
(5) Embusen : plan d’un kata.

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